mardi, mars 13, 2007

Sakékolo ? Les parias du plastique



Reportage à Lianjiao, un village qui pendant vingt ans, fut l'enfer sur terre: s'y déversaient les ordures du monde entier que 20 000 anciens paysans sous-payés recyclaient. A la mi-janvier, après la diffusion de documentaires à l'étranger, ils ont été brutalement priés de déguerpir. L'activité illégale mais tolérée ne l'est plus. Par Pascale NIVELLE
QUOTIDIEN : lundi 12 février 2007
Lianjiao (province du Guangdong) envoyée spéciale

C'est un sac plastique avec un bel arbre vert sur une face, la mention «Ensemble, protégeons notre environnement» sur l'autre. Un cabas de supermarché aux normes NF 340, qui sera recyclé lorsqu'il sera hors d'usage. La société Edouard Leclerc s'y «engage».
Pour l'instant, il pend au bras de la minuscule madame Li, dans une rue de Lianjiao, tout au sud de la Chine, dans la banlieue de Canton. Elle trotte entre un canal à l'eau noire envahie d'ordures et la chaussée défoncée, où passent des camions hors d'âge. L'air âcre et poussiéreux saisit la gorge, irrite la peau, les yeux. Madame Li sourit aux étrangers, le visage plissé de petites rides. Des sacs comme celui-là, son patron en achetait par tonnes jusqu'à la semaine dernière. Des marques anglaises, françaises, des allemandes, pour ce qu'elle en sait... Des camions les livraient la nuit au milieu d'autres détritus, «un trafic énorme», il fallait être là pour décharger. Après, on triait. Dans son usine, soixante employés s'activaient quatorze heures d'affilée et plus, tant qu'il restait à séparer et empiler des sacs, emballages et bouteilles en plastique. Madame Li a travaillé pendant deux ans à Lianjiao, et son mari cinq ans, pour 600 yuans (60 euros) par mois chacun. Ce qui pouvait être recyclé était fondu et partait dans ces nouveaux plastiques. Mais tout n'était pas recyclable, loin de là. «C'est irrespirable, ici»
Depuis le 18 janvier, c'est terminé. Les Li repartent à la campagne, dans le Sichuan, à des milliers de kilomètres, avec leur fils de 18 ans qui venait à peine d'arriver. «Ce qu'on fait est devenu interdit. Alors, on part.» Ce qui les attend ? Leur village déserté ou une nouvelle errance, avant de se faire embaucher sur un chantier ou dans une usine. Madame Li sourit. 47 ans, l'air d'en avoir dix de plus, elle prend la vie comme elle vient : «Au moins, on va arrêter de tousser. C'est irrespirable, ici.» Elle connaît beaucoup de mingong (migrants ruraux) comme elle, qui ont craché leurs poumons à Lanjiao, avant de mourir d'un cancer ou d'autre chose.
Sur les murs, des banderoles rouges affichent la nouvelle politique du district : «Mobilisez-vous, luttez contre le recyclage de plastique illégal», «Protégez l'environnement»... Des policiers antiémeutes casqués, des camionnettes sillonnent les rues, avec des haut-parleurs hurlant les mêmes slogans. Des officiels passent dans les voitures du Parti, Audi ou Santana noires aux vitres fumées. Partout, collés à même le parpaing des fabriques, des papiers blancs frappés de sceaux rouges : «Le gouvernement a lancé une campagne, votre fabrique ne correspond pas aux normes, vous devez arrêter votre activité.» Le feu vert a été donné en haut lieu. L'opération nettoyage doit être terminée avant la mi-février. Ne doit rester que la marchandise propre, les métaux et les papiers.
Personne n'a compris, au début. «Cela fait vingt ans qu'on traite le plastique ici sans problèmes», s'étonne Wuchang, occupé à déplacer des monceaux de boîtiers de télécommandes allemands. Son beau-frère, patron de l'atelier, achetait la marchandise aux étrangers, 3 000 yuans (trois cents euros) la tonne et la revendait désossée, triée et emballée pour 500 yuans de plus. «Un bon business», dit Wuchang. Il évacue les derniers sacs et s'en va, lui aussi. Retour à la case départ, son village de Henan. Chômeur, sans préavis ni indemnités, ni même la certitude de retrouver la terre stérile qu'il a laissée en partant. Sa vie à Lianjiao, asphyxié par les fumées de plastique brûlé, à dormir entre les sacs d'ordures, harassé par les heures de travail, valait-elle mieux ? «J'ai une femme et un enfant à nourrir», dit Wuchang.
200 000 tonnes par an
Dans les rues, des dizaines de couples font leurs bagages. Les derniers achèvent de vider les ateliers, leurs enfants noirs de poussière à leurs côtés, jouant pour les plus petits, travaillant pour les aînés, à trier des ordures. Le plastique employait entre 15 000 et 20 000 personnes à Lianjiao du temps où le «recyclage», déjà illégal, était toléré. «C'était la spécialité ici, explique Wuchang, la marchandise passait la douane sans problème. Nous, on triait ce qui pouvait être revendu et on brûlait le reste.» Dans la presse officielle, les experts de l'environnement de Nanhai, le district de Lianjiao, parlent aujourd'hui de 200 000 tonnes de plastique traitées dans le village chaque année. 80 % pour cent provenaient des métropoles chinoises, le reste de l'étranger, assurent-ils, mais les données sont invérifiables. Europe, Amérique, les déchets du monde atterrissaient à Lianjiao. Les chiffres brandis par les «investigateurs» ne sont pas sortis de leur chapeau en janvier. Car rien n'était caché dans ce «village», où 400 entreprises avaient pignon sur rue, sans compter les artisans.
Les premiers «recycleurs» se sont installés dans des tentes à la fin des années 70, puis ils ont construit des fabriques. Les villageois ont laissé leurs charrues pour louer la terre, et se sont fait bâtir des maisons loin de la «zone industrielle» et des canaux noirs. «Il y a vingt ans, il y avait encore des champs de canne à sucre partout», a raconté monsieur Xu, le secrétaire du Parti du village, à un quotidien de Canton : «Jamais je n'aurai cru que Lanjiao deviendrait cela.» Ces cinq dernières années, les loyers ont doublé. Et, en 2005, le PNB du village aurait frôlé le milliard de yuans, l'équivalent de celui d'une petite ville de province.
«A cause de vous, les journalistes»
Début janvier, l' Emma Maersk , porte-conteneurs parti avant Noël livrer des jouets bon marché en Europe, a accosté au port voisin, avec son chargement de retour habituel, des milliers de tonnes d'ordures étrangères, cartons, papiers et plastiques. La cargaison a été saisie par les douanes, qui fermaient les yeux jusque-là, approuvant de leur sceau officiel l'explication «dons» ou «objets d'occasion» sur les bordereaux d'importation.
Depuis, plus de camions la nuit à Lianjiao. «C'est à cause de vous, les journalistes, que tout est foutu», lance un homme jeune, en train de charger sa fortune sur un triporteur. Il n'en veut à personne, sa vie ici était «trop dure». Une chaise, un matelas de mousse, des ustensiles de cuisine, il vient de vider l'espace qu'il occupait avec sa femme et son fils au-dessus dans un atelier, isolé des sacs d'ordures par une tenture de plastique. La jeune femme grimpe sur l'arrimage, son fils de 2 ans dans les bras. Né dans les fumées de Lanjiao, le petit n'en est jamais sorti, toute la journée aux côtés de sa mère, employée dans une petite fabrique. Sous sa cagoule à oreilles de léopard, il sourit, comme ses parents. L'homme donne le signal du départ et s'éloigne en poussant sur les pédales, sans un regard en arrière.
Les médias britanniques sont arrivés les premiers. Sky News TV dans un reportage, Etes-vous en train d'empoisonner la Chine ?, a frappé fort la conscience des consommateurs anglais, persuadés du destin vert de leurs déchets. Ils ont filmé les milliers d'emballages Cadbury's et Heinz et les résidus de plastique invendables livrés avec, en train de brûler dans des fumées nauséabondes et cancérigènes. Ils ont montré la rivière qui coule vers Canton, jaune un jour, verte ou rouge le lendemain, selon les rejets des incinérateurs sommaires. Ils ont dénoncé l'économie mondiale des ordures : des exportateurs, déjà payés par leur gouvernement pour recycler les emballages britanniques, les revendent tels quels en Chine, où tout a une valeur, où le vieux plastique est une matière première.
«Arrivée de centaines de militaires»
12 000 tonnes transitaient ainsi en 1997 depuis l'Angleterre, le chiffre aurait été multiplié par plus de cent en 2005. Le transport en Chine, dans les conteneurs qui reviennent à vide dans le delta des Perles, coûte moins cher qu'un aller simple Londres-Manchester. D'autres pays, toujours selon les médias britanniques, se contentent de se débarrasser gratuitement des déchets. La télévision a aussi montré des enfants endormis dans les montagnes de détritus, les centaines d'ateliers de tri dans les appartements, les hangars, les anciennes maisons des paysans.
Bientôt, les images sont parvenues à Pékin, qui a soudainement décidé de mettre fin au «commerce illégal». Chacun a joué son rôle, et ne peut que s'en féliciter : la presse a dénoncé le scandale. La Sepa, organisme officiel de protection de l'environnement, a fermé les fabriques illégales de Lanjiao. Mais personne ne s'est inquiété du sort des mingongs, éternels sacrifiés du progrès. «Le 18 janvier, ils ont coupé l'eau et l'électricité», raconte une femme de la minorité Miao, venue travailler «aux ordures» il y a sept ans. «Des centaines de militaires sont arrivés et ont visité tous les ateliers en nous ordonnant d'arrêter et de tout nettoyer.» Fin janvier, ils étaient encore là chaque jour, à houspiller les traînards avec des porte-voix. Les entrées du village sont filtrées, les camions chargés de déchets chinois tout aussi toxiques que les étrangers sont déviés vers d'autres sites. Une cohorte d'officiels en costumes noirs donne les directives et l'ordre de déguerpir aux milliers d'indésirables. Les plus chanceux, employés des fabriques de métal et de cartons, restent. «On ne risque rien», se rassure un jeune garçon, pieds nus dans ses chaussures, piétinant une montagne de canettes qui se retrouveront compressées en cubes parfaits et revendues 23 000 yuans (2 300 euros) la tonne. A côté, un camion vient de vider à même la chaussée des centaines de carcasses de valises qu'enjambent les partants, leur fortune sur le dos. Un couple d'une cinquantaine d'années, arrivé ici il y a dix ans, tourne sur une vieille moto : «On attend d'être payé, mais notre patron est ruiné.» Lianjiao est presque nettoyé. Madame Li a terminé ses paquets. Le sac Leclerc entièrement recyclable continue son voyage.

Une exportation illégale
QUOTIDIEN : lundi 12 février 2007
70 % des plastiques toxiques produits dans le monde chaque année arrivent illégalement en Chine, selon le quotidien anglais The Independent.
90 % de ces déchets sont traités dans de petites fabriques comme celles de Lianjiao. Une convention internationale signée par l'Europe interdit depuis 1989 l'exportation des déchets toxiques dans les pays en voie de développement.
Chaque Chinois urbain produit aujourd'hui 500 grammes de déchets. Chaque Français un kilo, chaque Américain deux kilos . (Source : Veolia Chine)
En 2020, les villes chinoises généreront 400 millions de tonnes d'ordures, la totalité de la production mondiale en 1997. (Source : China Daily )
30 % des déchets chinois sont recyclés, le reste est brûlé ou enterré dans des décharges, qui couvrent 50 000 hectares à proximité des villes. (Source : China Daily )

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Qu'en est-il aujourd'hui ? Est-ce que ça continue ?